Nouveautés sur le front de l’économicité : de bonnes nouvelles pour les médecins (et les patients) !

Le Tribunal fédéral a rendu un jugement le 12 décembre 2023, 9C_135/2022.

La publication est prévue au recueil officiel, ce qui dénote que notre plus haute juridiction considère cet arrêt comme d’importance. Celui-ci est tout de même déjà consultable en allemand sur le site internet du Tribunal fédéral  (cliquer ici pour le consulter).

I. Résumé

Cet arrêt marque un changement de paradigme dans le contrôle de l’économicité concernant la pratique des médecins. Jusqu’ici, la méthode statistique (comparaison des coûts du médecin contrôlé à ceux de ses confrères ayant une pratique similaire) permettait seule de conclure à la violation du principe d’économicité et en constituait la preuve intégrale.

Se fondant sur la convention révisée entre partenaires tarifaires introduisant une nouvelle méthode statistique appelée méthode de screening, le Tribunal fédéral juge que dorénavant l’identification des médecins présentant des coûts hors normes sur la base de cette nouvelle méthode ne permet plus, à elle seule, de conclure à la violation du principe d’économicité.

La pratique du médecin concerné devra faire encore l’objet d’une « analyse individuelle » laquelle devrait permettre d’infirmer ou de confirmer le résultat de l’analyse statistique en contrôlant que les spécificités du médecin ont été correctement prises en compte par le modèle statistique.

Seul cet examen en deux étapes, soit l’analyse statistique et puis individuelle, peut servir de base à la saisie du tribunal arbitral pour violation du principe d’économicité.

De plus, le Tribunal fédéral juge que la nouvelle méthode de régression en soi ne justifie pas d’arrêter la marge de tolérance à 20% en raison du nombre plus important de facteurs de morbidité qui sont inclus dans son modèle statistique.

En outre, l’activité de propharmacie doit être prise en compte dans l’examen d’économicité. Cette particularité justifie d’ajouter un complément à la marge de tolérance pout les surcoûts en résultant. Ce volet, concernant la propharmacie, ne sera pas étudié dans le présent article, cette pratique n’étant pas autorisée dans les cantons romands.

II. Historique et contexte

L’article 56 al. 1 LAMal prévoit que le fournisseur de prestations doit limiter ses prestations à la mesure exigée par l’intérêt de l’assuré et le but du traitement. Le fournisseur dont la pratique ne respecte pas ce principe – on parle dans ce cas de polypragmasie – encourt plusieurs sanctions, dont la restitution des honoraires aux assurances-maladie pour les prestations perçues en violation dudit principe. Les assurances-maladie ont largement délégué ce contrôle à santésuisse.

Selon la jurisprudence constante et ancienne du Tribunal fédéral, il y a polypragmasie « […] lorsqu’un nombre considérable de notes d’honoraires remises par un médecin à une caisse-maladie sont en moyenne sensiblement plus élevées que celles d’autres médecins pratiquant dans la même région et avec une clientèle semblable, alors qu’aucune circonstance particulière ne justifie la différence de coûts ».

Concrètement, les coûts moyens du médecin sont comparés à ceux d’un collectif de référence composé de médecins pratiquant la même spécialité. La différence est exprimée sous la forme d’un indice dont la valeur de référence est fixée à 100. Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral juge que tant que cet indice ne dépasse pas 120 à 130 (correspondant à un surcoût de 20 à 30%), le fournisseur de soins ne se rend pas coupable de polypragmasie.

Toutefois, lorsqu’il n’était pas possible d’appliquer la méthode statistique, par exemple en raison de la spécificité de la pratique du fournisseur de soins, il était recouru à la méthode dite analytique. La pratique du médecin concerné était étudiée par un médecin tiers contrôlant que les prestations médicales étaient justifiées par le tableau clinique et les chances de succès du traitement.

Jusqu’ici, lorsque l’indice calculé selon la méthode statistique dépassait la marge de tolérance, le fournisseur de soins devait prouver (il en avait le fardeau) que sa pratique présentait notamment des spécificités qui justifiaient qu’elle induise des coûts statistiquement plus élevés que ses confrères. S’il échouait à le démontrer, il était condamné et sanctionné pour violation du principe d’économicité.

Avec l’entrée en vigueur au 1er janvier 2013 de l’article 56 al. 6 LAMal, la Fédération des médecins suisses (FMH) et les associations d’assureurs-maladie (santésuisse et Curafutura) ont été obligées de convenir d’une méthode visant à contrôler le caractère économique des prestations.

Ces associations ont convenu en janvier 2014 d’appliquer la méthode statistique de contrôle dite ANOVA. Cette dernière permet de neutraliser les différences liées à des structures de patientèles différentes en termes d’âge et de sexe, mais également les différences de coûts induits par l’implantation d’un cabinet dans un canton plutôt qu’un autre. Aussi, cette méthode permettait de comparer les fournisseurs de soins sur l’ensemble du territoire suisse et corriger les facteurs de morbidité les plus grossiers, soit l’âge et le sexe de la patientèle.

Dans le cadre d’une nouvelle convention conclue le 20 mars 2018, la FMH, santésuisse et Curafutura ont convenu d’appliquer une nouvelle méthode statistique dite de screening à partir de l’année statistique 2017. Plusieurs indicateurs de morbidité sont ajoutés tels que la part des patients présentant une franchise élevée, ayant séjourné dans un hôpital ou EMS, ou encore souffrant de certaines maladies chroniques. Cette nouvelle mouture de la convention (et c’est important) indique que la méthode de screening n’est qu’une première étape afin de permettre la détection des médecins dont les coûts sont anormaux. Elle précise aussi qu’il faut encore procéder à une analyse individuelle et spécifie que cette dernière ne fait pas l’objet de cette convention.

Cette nouvelle méthode statistique dite de screening et la convention correspondante n’avaient pas été étudiées par le Tribunal fédéral jusqu’à l’arrêt 9C_135/2022 dont il est question ce jour.

III. L’analyse du Tribunal fédéral

L’identification des médecins présentant des coûts hors norme

Le Tribunal fédéral introduit le sujet en relevant que dans leur convention du 20 mars 2018 les partenaires tarifaires ont décidé d’appliquer à l’avenir la méthode de screening en guise de première étape. Celle-ci ne prévoit plus que l’application de la méthode (statistique) de screening pour identifier des médecins présentant des coûts hors norme.

Il en tire la conclusion qu’il n’y a plus de place pour une combinaison de la méthode statistique avec la méthode analytique (analyse d’un échantillon représentatif de dossier par un médecin afin de déterminer si les choix thérapeutiques sont adéquats d’un point de vue de l’économicité) pour l’identification (provisoire) des médecins dont les coûts sont hors norme.

Ainsi, le Tribunal fédéral rejette clairement l’application de la méthode analytique dans le cadre de l’identification des médecins présentant des coûts hors norme.

L’examen en deux étapes pour conclure à la polypragmasie

Nos juges fédéraux constatent que dans leur convention les partenaires tarifaires conçoivent l’analyse de régression comme une première étape, avant que le médecin identifié par cette dernière ne fasse l’objet de la seconde étape, l’analyse individuelle.

Dès lors, la méthode statistique ne permet plus seule de conclure à la violation du principe d’économicité. L’identification d’un médecin en application de la méthode statistique n’entraine pas (ou plus) un renversement du fardeau de la preuve comme cela était le cas jusque-là.

Pour conclure à une polypramasie, il est encore nécessaire de procéder à l’analyse individuelle qui permet d’examiner la portée effective des particularités de la pratique du médecin, même si celles-ci sont déjà saisies dans le jeu des variables prises en compte par la méthode statistique de screening (première étape). Son type et son étendue dépendront des caractéristiques évidentes ou vraisemblables (« augenscheinlichen oder glaubhaft ») de la pratique du médecin, dès lors que les variables contenues dans la méthode de screening ne les couvrent pas de manière exhaustive. Il peut également s’avérer nécessaire de valider des variables déjà prises en compte par ladite méthode.

A ce stade de l’évaluation, le Tribunal fédéral n’exclut pas de recourir à l’expertise d’un médecin conseil pour évaluer des spécificités qui ne serait pas chiffrable statistiquement.

Les fournisseurs de soins demeurent toutefois tenus de collaborer dans la mesure où ils disposent des données nécessaires à l’interprétation des données statistiques. Lorsque les spécificités ne sont pas évidentes, le fournisseur de prestations doit en tout cas rendre vraisemblable sous quels aspects il convient de procéder à une analyse au cas par cas et dans quelles mesures l’anomalie statistique doit être attribuée à une particularité de la pratique du médecin.

Ainsi, seul l’examen complet en deux étapes (méthode de régression et analyse individuelle) permet d’établir une polypragmasie.

Le rapport entre l’examen en deux étapes et la procédure devant le tribunal arbitral

Le Tribunal fédéral se saisit de la question plus procédurale à savoir quand doit intervenir l’examen complet (les deux étapes) de la pratique du médecin concerné.

Il cite la convention, dans sa version du 1er janvier 2023, laquelle explicite ce qu’il faut entendre par l’examen individuel : « [i]l s’agit de donner au fournisseur de prestations la possibilité de démontrer de manière objective et compréhensible les éventuelles particularités de son cabinet qui ne sont pas prises en compte dans le cadre de la méthode de sélection, qui distinguent considérablement son cabinet de ceux des fournisseurs de prestations comparables et qui, par conséquent, entraînent une augmentation de la valeur de l’indice de régression ».

Sur cette base, il conclut que l’examen individuel est conçu de manière participative, et ce également dans le but de parvenir, le cas échéant, à un accord à l’amiable dans le cadre d’un dialogue avec le médecin examiné. La grande technicité de l’analyse prévalant à la conclusion de la violation du principe d’économicité et la restitution des honoraires rendent peu approprié de rattraper cet examen dans le cadre de la procédure judiciaire devant le tribunal arbitral. En effet, la tâche de ce dernier se limite à examiner les conclusions contestées de l’examen et de régler le litige dans le cadre d’une conciliation ou à défaut en statuant lui-même sur l’affaire.

Ainsi, la seconde étape, soit l’examen individuel qui suit l’analyse statistique du cabinet, ne doit pas être reportée dans la procédure arbitrale. Cet examen doit avoir lieu en amont. Néanmoins, les assurances-maladie peuvent saisir le tribunal arbitral et demander la suspension de la procédure le temps de procéder à l’analyse individuelle.

Notre Haute Cour précise en outre que la simple annonce d’une action en justice, en donnant l’occasion au fournisseur de soins de s’expliquer, ne remplit pas les exigences de l’analyse individuelle.

La marge (forfaitaire) de tolérance

Le Tribunal fédéral relève que l’objectif de la marge forfaitaire de tolérance de 20 à 30% vise à garantir la liberté thérapeutique du fournisseur de prestations et à préserver le principe de liberté de traitement médical. Il précise encore que le succès de la guérison peut être atteint par différentes voies thérapeutiques.

Ainsi, la marge de tolérance forfaitaire n’est pas destinée à prendre en compte les spécificités quantifiables de la pratique d’un fournisseur de soins. Ces spécificités – par exemple la spécialisation dans certaines pathologies ou formes de thérapie particulières – justifient donc d’ajouter un complément à la marge de tolérance forfaitaire et non pas un critère afin de la fixer dans la fourchette de 20 à 30%.

La nouvelle méthode de screening ne justifie pas en soi d’arrêter la marge de tolérance systématiquement à 20%.

IV. Synthèse et opinion

Cet arrêt marque une victoire pour les fournisseurs de soins dans le cadre des procédures pour violation d’économicité sur trois points essentiels.

Tout d’abord, la preuve de la violation du principe ne peut être apportée uniquement par la méthode analytique. Cette nouvelle donne devrait faciliter la défense des médecins dans le cadre de la procédure d’économicité. En effet, les médecins pouvaient être bien démunis pour prouver que leur pratique comprenait des spécificités justifiant une pratique plus onéreuse que celle de leurs confrères. Le Tribunal fédéral fait ici preuve d’une inclination en leur faveur, considérant que les coûts hors norme constatés par la méthode statistique ne sont pas (encore) la preuve que le médecin concerné se rend coupable de polypragmasie. Il conviendra d’observer la pratique des tribunaux arbitraux cantonaux pour saisir la portée exacte de cet arrêt.

Ensuite, l’examen individuel ne peut être reporté dans la procédure devant le tribunal arbitral. Celui-ci doit être effectué en amont, dès lors qu’il sert de base à l’action judiciaire pour violation du principe d’économicité.

A ce sujet, le Tribunal fédéral ne décrit pas précisément la forme de cet examen individuel. Il se limite à exposer qu’il s’agira de contrôler que la pratique du fournisseur de soins ne présente pas de spécificité justifiant des surcoûts qui ne serait pas considérée par la méthode statistique ainsi que de valider celles déjà prises en compte dans la méthode de régression.

On s’interroge donc sur la forme que devra prendre ledit examen, notamment si un entretien entre le médecin et les assureurs devrait être tenu, éventuellement avec l’établissement d’un procès-verbal pour des raisons de preuve. Si le médecin fait valoir des spécificités justifiant des surcoûts, il conviendra probablement de rédiger un rapport complémentaire indiquant pour quelles raisons elles ont été écartées et, dans le cas inverse, chiffrer leur impact sur les coûts induits par la pratique du médecin. Pour ce faire, on pensera éventuellement à l’analyse par un médecin conseil des facteurs en lien avec lesdites spécificités.

Enfin, la nouvelle méthode de régression ne permet pas de ramener la marge de tolérance à 20%. C’est ici une victoire sans aucun flou, dès lors qu’elle évitera que le fournisseur de soins se voie identifier comme présentant des coûts hors norme et soit condamné à rembourser les honoraires correspondants sur la base d’une marge de tolérance systématiquement réduite à 20%. Toutes particularités qui correspondent à une spécificité justifiant des surcoûts doit entrainer un supplément complémentaire à la marge de tolérance et ne pas constituer un critère pour fixer la marge de tolérence dans la fourchette de 20 à 30%.

Pourquoi cet arrêt est-il une victoire non seulement pour les médecins, mais également pour les patients ?

Il faut garder à l’esprit l’opposition entre les médecins et les assurances-maladie au sujet des coûts de la santé, chacun des acteurs rejetant la faute sur l’autre. Ces procédures n’ont pas pour seul objectif de récupérer des honoraires versés aux médecins, mais tendent surtout à exercer une certaine pression sur ces derniers afin qu’ils limitent leurs prestations.

Aussi, cette pression a pour résultat de faire, consciemment ou inconsciemment, diminuer les prestations que les médecins prodiguent à leurs patients. On « tape » sur les médecins qui statistiquement fournissent plus de prestations médicales que leurs confrères. Résultat : les médecins hésitent à prodiguer des prestations médicales à leurs patients, tirant vers le bas la qualité des soins. Calcul court-termiste qui risque au contraire de faire augmenter les coûts en définitive. Il est inutile de rappeler que plus vite est réglé un problème de santé, moins il sera onéreux !

Cet arrêt signe un relâchement quant à cette pression, surtout avec les tentatives – désormais ratées – de santésuisse d’abaisser systématiquement la marge de tolérance à 20%, ce qui a l’avantage de sauvegarder quelque peu une pratique médicale s’adaptant aux particularités de chaque patient.

C’est donc une victoire pour le maintien de soins de qualité au plus grand bénéfice des patients et des assurés.

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